Projet des cent jours : cent pensées dansées

  1. Danser la pensée, c’est déjà quitter le principe du discours pour une incarnation dans le temps et l’espace. Mais ce n’est pas abandonner les mots, c’est leur offrir l’écrin du mouvement et admettre que le sens surgisse sans qu’il s’annonce.
  2. La pensée, même lorsqu’elle apparait comme un flot de paroles, est un arpentage : les mots sont des bornes entre lesquelles la pensée est tendue. Le silence qui précède engendre l’espace arpenté. L’espace persiste, de nouvelles bornes et de nouvelles triangulations ne cessent d’apparaitre, et la pensée danse.
  3. La pensée et la danse ont en commun de nous réquisitionner tout entièr·es dans son exécution. C’est juste que la pensée est le sonar du cerveau, une interrogation de tout ce qui pense en nous pour produire un flot de mots, et que la danse est le sonar du corps, une interrogation de tout ce qui bouge en nous pour produire un flot de mouvements.
  4. Lorsque je bouge, tout mon corps pense et danse. Lorsque je bouge sur un terrain aménagé pour la marche et que je perçois à peine les petites variations du parcours, c’est la pensée de l’efficacité, de la production à la chaine des pas successifs. Lorsque je trace mon chemin à travers bois et que mon pied furète entre les racines, que ma jambe accueille mon poids, que mon corps central fléchit et se redresse pour négocier les branchages, que ma tête pilote ma trajectoire parmi toutes possibles, c’est la pensée poétique.
  5. Ma pensée accomplit. Ma pensée cristallise. Je laisse mes postures derrière moi comme les mots déjà prononcés. Elles persistent dans ma mémoire et dans la mémoire des témoins comme ce qui donne lieu au présent. Danser comme les mots dits. Penser ma posture sur Terre sous le ciel étoilé.
  6. Je m’engage dans cette pensée comme dans un grand saut : je sens l’attente qui grandit, l’image de mon corps tout en extension dans un temps suspendu, l’énergie de l’extension qui irradie l’espace et déjà, après ce cri, la gravité qui appelle. Le silence m’accueille.
  7. Je voudrais penser la danse comme le vent : la grâce des feuilles qui prennent le vent ; le ballet des branches qui ploient et ne rompent pas ; la puissance des voiles qui prennent le vent. Le vent souffle et remplit le monde entier de son mouvement. Il invite chaque chose à orienter ses voiles pour accueillir une part de son mouvement, comme le concert des vagues, comme les murmurations.
  8. La pensée se veut ample, mais parfois elle se recroqueville et les mots n’apparaissent qu’à reculons, comme si l’esprit faisait des contorsions douloureuses jusqu’à ce qu’enfin il admette qu’il a bien les pieds sur Terre, qu’il peut se relâcher, assoir son idée et reprendre son souffle.
  9. Le p du mot pensée explose au bout des lèvres alors que le d du mot danse éclate délicatement entre une langue moelleuse et le palais qui l’envoient avec doigté. Les deux sons passent le relai à la nasale pour un souffle profond de la gorge entière qui se conclut sur le sifflement du s entre les deux lèvres.
  10. La danse intègre ma perception de l’espace et du temps, de tout ce qui est présent. Elle le fait instantanément, par ajustement, et il est de mon ressort de l’articuler avec ma volonté, de travailler l’interface entre l’intelligence du corps et l’intelligence que j’ai de ce que je désire.
  11. La pensée est lente. Son véhicule de langage avance poussivement. La syntaxe projette des formes ouvertes qui se complètent avec plus ou moins de grâce ; le vocabulaire supplée les mots comme dans une grille de sudoku. Mais la phrase complétée fait univers à elle toute seule.
  12. Parfois tout va très vite. Une tectonique des plaques cause de brusques accélérations, le vertige d’un autre équilibre à trouver : une catastrophe longuement préparée par accumulation d’énergie potentielle engendre subitement une nouvelle situation.
  13. Question posée hier par une stagiaire : « Est-ce que vous pensez quand vous dansez ? » Elle exprime ainsi toute son admiration pour cell·eux qui savent danser ce qu’elle ne sait pas danser, qui savent enchainer les mouvements : qu’est-ce qui pilote leur corps en mouvement ? Réponse de la maitresse de stage : « Je laisse mon corps penser. »
  14. Il y a la pensée du doute et la pensée de l’erreur. Elles surplombent et plombent mon action. Elles altèrent la présence de ma danse. Le sol se dérobe lorsque je me perds dans le dédale de ma mémoire et qu’aucun chemin ne s’ouvre à moi. Alors je marche droit devant moi et affirme mon pas.
  15. Le voyage a ceci de paradoxal que je suis immobile dans mon véhicule alors que le paysage défile devant mes yeux. Mon corps éprouve passivement les vrombissements et soubresauts, les virages et les changements de vitesse ; ma vue s’imprègne du travelling rapide des choses proches dans l’impermanence des détails et la permanence des lignes, ainsi que du fond lent des choses lointaines. Je contemple le monde et nous faisons un.
  16. Comment danser la perplexité ? Comment rendre cette sensation que l’air a difficulté à porter mes ailes, mon rêve ? Comment poursuivre l’enquête des vents favorables ? Je plane entre ciel et Terre et je hume leur odeur.
  17. Dans ces pensées dansées, je distingue et oppose la pensée et la danse pour mieux les désigner dans leur essence. Danser la pensée, c’est apporter l’intégration de mon corps dans l’espace et dans le réseau des humain·es à mes formulations. Penser la danse, c’est apporter l’ordre et la réflexivité de mes formulations et le désir de comprendre ce qui se passe à mes mouvements.
  18. L’arbre danse sa croissance dans le temps moyen des saisons. Ses partenaires sont le sol, dans lequel il jette ses racines en profitant du moelleux de la terre et en enlaçant les roches, et le vent, qu’il accueille d’abord par ses ultimes et plus fragiles extrémités, qui de proche en proche le fait ployer tout entier dans un combat de titans.
  19. Danser le poids, c’est, dans l’immobilité, ressentir la réponse du sol sous mon corps, l’organisation de tout mon corps comme un ressort tendu par son action ; c’est, dans le mouvement, faire l’expérience de tout ce qui peut chuter en moi et du rebond et, lorsque cette chute s’organise autour d’un pivot, du retour du pendule. Penser le poids, c’est y découvrir la force qui nous ramène à notre destination, la force d’attraction entre le corps terrestre et le mien, l’accélération permanente qui s’exerce sur moi.
  20. Le théâtre engage mon corps par une intention. Il devient le siège d’une action et porte une voix. En deçà, il incarne mon humanité propre, révélée par mon jeu. En cela, la danse peut rejoindre le théâtre et c’est le moyen que ces deux arts se donnent qui diffère. Dans la danse, l’action est d’emblée pensée dans la matérialité du geste comme objet de son intention.
  21. Avant de me mettre à l’écriture de ma pensée, je pars à sa recherche : je décèle une pépite (un constat, un problème, une péripétie) en agitant le crible de ma conscience pour l’isoler de la gangue inerte et des sables qui grippent les engrenages. Cette découverte révèle pour moi la note fondamentale de mon silence du réveil, de la mer étale de mon entendement après les vagues tumultueuses de la nuit.
  22. Je goute la joie de la lumière du soleil du matin, qui s’adresse comme un alter ego aux arbres et aux immeubles qui lui font face : la joie profonde du vert tendre des épines du pin maritime et de l’ocre chaud de l’enduit de la façade. Ils l’attendent chaque jour à un point différent de l’orient, le suivent dans sa danse diurne au-dessus du Touch jusqu’à l’occident où il offre parfois un spectacle enflammé.
  23. Au moment où j’approche ma plume du papier, une pensée germe : qu’elle va produire une belle chorégraphie à son contact, que mon écriture, avant de résulter en une succession de lignes tortillonnantes et de points portés, avec un tropisme inexorable et constant vers le bord droit avant le retour tout à la gauche de la ligne suivante, est une danse complexe de mon bras droit tout entier et spécialement du poignet, faite de continuités et de sauts.
  24. La pensée s’entraine comme la danse : en passant et en repassant par un même chemin, je transforme un sentier en piste, et le parcours, d’interminable et mystérieux, devient divers et arpenté. Je m’entraine à l’entrainement en appréciant la vigueur qu’il me procure. Mais il se distingue de son objet : il est juste le préliminaire à la vivacité de mon esprit, à la puissance de mon incarnation.
  25. La danse appelle chez moi mon animalité. L’ouïe devient l’organe de perception totale, omnidirectionnelle. La vue se remplit de mon alentour ; lorsqu’elle jette une ancre, je marque le pas. Je sens la scène. L’immobilité est pleine de tous les possibles, tapageuse. Le mouvement est silencieux et radieux, inopiné et autonome.
  26. Lorsque ma pensée se met en mouvement, elle aime à dresser un constat, à décrire un état de choses. Cela pourrait donner lieu à une analyse qui révèlerait des faits élémentaires à combiner, comme les lettres qui s’agencent pour former ces lignes. Mais ce n’est pas ainsi que je pense. Ma pensée est une synthèse toujours renouvelée de l’état des choses, dans laquelle les faits sont invités à occuper une place nouvelle.
  27. « Je danse », « mon corps bouge » : voilà des phrases au sujet bien défini ! L’expérience de mon corps dans son étendue est pourtant celle d’un divers : du corps central aux extrémités, du bas vers le haut, de l’avant vers l’arrière, la gauche et la droite. L’écriture chorégraphique compose ce divers par la coordination. Je danse, et mon corps est un bouquet de fleurs offert au regard.
  28. Je parle ma langue maternelle. Mon langage corporel est enraciné en moi comme une identité. Je travaille ma langue comme je travaillerais la terre de mon potager pour l’engraisser, y semer des graines, observer ce qu’elle me donne. Je travaille ma danse comme j’apprendrais une langue étrangère dans une salle de classe.
  29. Lorsque je regarde une danse, je me connecte aux personnes en scène et encore plus à l’unité qu’elles forment. Voir, c’est me connecter à ce que c’est que d’être en scène, à cette forme de vie particulière de chacune et de leur unité. Comprendre, c’est me connecter à ce qu’elles montrent : je me connecte d’abord à l’unité de l’action dont elles sont les protagonistes.
  30. Dans la danse, l’écriture installe un rapport au temps qui la rapproche de la pensée : l’immédiateté de l’intégration par le corps de son intéroception et de son extéroception, l’immédiateté du mouvement qu’il offre à la vue laissent la place à un discours qui cherche ses mots, ses tournures, son style, son fil conducteur.
  31. Dans la danse, la composition instantanée (qui consiste à insérer l’improvisation de l’instant dans des canevas de composition) installe le rapport au temps de l’écriture chorégraphique tout en remplissant ce temps avec l’immédiateté de l’improvisation : elle convoque deux échelles de temps, macroscopique et microscopique.
  32. Dans la pensée, la phrase qui s’échafaude est comme le fil qui se déroule d’une pelote de laine, comme une procession de fourmis qui sort de la fourmilière. À un certain moment, le fil est coupé, la procession est au complet. Les phrases achevées sont autant de brins qui forment tissu, autant de trains qui arpentent le paysage.
  33. La lecture est une danse mentale. Le texte en est la partition. Il m’est extérieur et mon rapport à lui est celui du randonneur au topoguide qui, à lui seul, donne une existence pleine et entière à un paysage de pensée. Parfois la danse me fait haleter, entrainée par la gaie chanson d’une rivière qui polit les pierres de son lit ; parfois elle m’emmène dans une via ferrata où je m’accroche anxieusement à la chaine des mots pour trouver un point d’appui et la prise suivante.
  34. Lorsque je suis immobile dans mon véhicule, je danse les vrombissements, les secousses : je m’ajuste, je déplace mon centre de gravité, je change mes appuis, j’investis mes raideurs et mes souplesses. Ce sont les répliques de la sismique de mon véhicule. (Voir le numéro 15.)
  35. Que faire lorsque le ciel ne me tient plus debout et que le sol se dérobe sous mes pieds ? Que faire lorsque mon esprit se projette hors de mon corps et qu’il entend mener sa danse en dépit des lois de la mécanique ? Je voudrais que l’esprit explore sa liberté élastique à leur égard et qu’il accueille avec grâce le rappel de la contrainte qu’elles exercent.
  36. Que faire lorsque mon esprit est soumis à des forces centripètes et que chaque germe de pensée est entrainé dans le tourbillon du bal des impressions, des souvenirs, des obsessions, de toutes les facettes de la vie domiciliées dans mon être ? J’accorde mon écriture à cette tarentelle mentale.
  37. L’écriture recèle pour moi cette difficulté que la lecture qui lui redonne vie doit non seulement en restituer la lettre mais aussi lui prêter un esprit. Les éléments qui se succèdent doivent être reliés par l’intonation, le rythme, la chute, le rebond, plutôt que d’être simplement épelés.
  38. Lorsque ma main droite trace une lettre à la surface du papier, ma plume, tenue entre le pouce, l’index et le majeur, virevolte grâce à l’action de leurs phalanges. Je ne leur dis pas ce qu’elles ont à faire, elles dansent cette lettre comme par enchantement, accompagnées par l’intention solidaire des autres doigts, depuis l’auriculaire qui repose à même le papier et l’annulaire qui fait office de coussinet. (Voir le numéro 23.)
  39. Comment danser le savoir ? Ce que je sais du mouvement, de l’espace, du temps se voit-il dans ma danse ? Ce que je sais de la danse se voit-il dans ma pensée ? Comment déjà penser le sujet et l’objet par la danse ? Il me semble que le savoir débute par cette distinction, alors que la danse assemble sujet et objet par la tension de l’intention et de l’affect.
  40. La pensée et la danse me procurent des sensations qui font de mon corps tout entier une station météorologique qui enregistre température, pression, souffle du vent. Elles s’intègrent à ma pensée et à ma danse en m’indiquant instantanément ce qu’elles me font et ce qu’elles font alentour. J’adresse tout cela à la fois.
  41. Ce que les sensations me font est d’abord l’expérience de mon propre corps, dans son unité et sa situation au sein du monde lorsqu’il est immobile, puis dans son extension et sa multiplicité lorsqu’il bouge, que je fais circuler le mouvement en moi et que j’explore ma situation, puis à nouveau dans son unité lorsque j’observe que le mouvement affecte toujours mon corps tout entier.
  42. Qu’est-ce qu’entendre la musique ? Il y a pour moi dans cette intention moins une perception intime du son et une compréhension intime de sa musicalité qu’un accordage collectif pour une écoute partagée de cette musique, telle qu’elle se vit dans la danse de couple et dans la transe du branle.
  43. L’échauffement à la danse est déjà une danse, contrainte par le parcours proposé, libre dans le parcours emprunté, collective et individuelle, qui ne donne pas à voir mais à vivre.
  44. Lorsque je m’offre en spectacle, j’offre à voir, et les spectateur·rices peuvent pleinement poser leur regard sur mon corps, corps offert et non pas corps intime. Lorsque je les regarde, j’offre à voir mon regard, regard offert et non pas regard intime. L’art s’installe dans cet écart.
  45. Dans la recherche de ma pensée dansée, je suis à l’affut de la chose qu’il s’agit d’exprimer. Plus précisément, je suis à l’affut d’une phrase ou d’un début de phrase. Avant qu’elle ne surgisse, il y a comme rien : j’erre dans ma mémoire, dans mon être au monde. Lorsque je l’ai accouchée, je l’écris et ce sont ces mots qui orientent mon projet de compléter l’expression de la chose.
  46. En évoluant dans l’espace selon la consigne de la loi de la gravitation universelle, de l’attraction des corps des partenaires de danse, le ballet de nos orbites diffère du ballet des planètes par l’absence d’un corps central, et je postule la présence de matière noire entre nous.
  47. Quelle est la danse de l’argent ? Il circule, s’amoncelle, se vire, me file entre les doigts ; je palpe les billets et attrape les pièces, je sors et range mon portefeuille. J’aime la penser comme le flux d’une matière transitoire que j’aiguille au mieux.
  48. Mon corps exprime mon état intérieur par ma posture, le port de ma tête, mon visage, le geste de mes mains. Réciproquement, tout cela induit en moi un état intérieur, mais selon un « comme si », et c’est ce « comme si » qui constitue alors la vérité de mon incarnation.
  49. Abstraire a au moins deux sens bien distincts : celui d’épurer, de dégager l’essence par un acte de réduction ; celui d’identifier un aspect qui révèle en quoi deux choses sont égales par un acte de comparaison. Je peux abstraire le mouvement de la danse selon chacun de ces sens.
  50. Comment apprendre à apprendre ? L’apprentissage, face à la falaise du savoir et du savoir-faire, consiste pour moi non pas à l’escalader, mais à la faire changer de phase, de sorte qu’elle fonde et devienne une mer qui me porte, qu’elle s’évapore et devienne le vent qui gonfle mes voiles.
  51. Qu’est-ce que comprendre un geste ? Est-ce comprendre l’anatomie qu’il met en action ? Est-ce la commande qui résulte dans cette action ? Peut-on penser le mouvement comme la somme des éléments qui le composent ? Je retiens que par le nom que je lui donne, j’affirme son caractère complet et indivisible. (Voir le numéro 26.)
  52. Aujourd’hui, j’ai assisté à la naissance d’un nuage, fusant telle un fumigène qui envahit un parquet de bal. Souvent ils affirment leur présence comme s’ils étaient là depuis toujours ; ils aiment stationner comme des aérostats. Souvent ils voyagent, toujours selon une direction claire et déterminée ; leur arrivée peut être massive, envahissante, ou un par un ; leur départ est toujours élégant. Leur forme peut être stable et surprenante, ou éphémère et changeante.
  53. L’entrainement engage toute mon attention, portée sur son objet et à moi-même, et cette attention ne concerne que moi. Il accorde sa place à l’imparfait, aux calculs qui n’aboutissent pas. Lorsque je me donne en spectacle, l’aboutissement et la perfection viennent en cadeau, comme contrepartie du don de ma présence.
  54. Qu’est-ce qui fait que nous sommes ensemble dans la danse ? La musique le permet dans la mesure où nous nous relions chacun·e à elle ; elle ne crée pas pour autant un lien direct entre nous. Réciproquement, la danse révèle si nous sommes ensemble par la précision avec laquelle nous ajustons nos présences.
  55. La danse a lieu à plusieurs échelles : celle de ma proprioception, celle de ma kinésphère, celle du groupe dont je fais partie, celle du lieu qui accueille aussi notre public, celle du monde, celle de l’univers. Mon attention, en passant de l’une à l’autre, recompose notre danse comme si elle tournait un kaléidoscope.
  56. Le samedi saint regarde comme la tête de Janus la veille et le lendemain, la fin et le recommencement, et s’accomplit dans ce double regard. Comment danser ce jour de passage, auquel j’apporte tout le poids de ma chair et qui apporte toute la solennité d’une résolution ?
  57. Ma pensée de ce matin honore l’enfance de mon art par le souvenir de ma première chorégraphie de groupe, peut-être à quatre, en ligne, à travers la diagonale de la grande cour de l’école, à répéter un pas dans une joie carnavalesque, et celui de la perte irrémédiable lorsqu’elle s’est disloquée.
  58. Je propose aujourd’hui une pensée blanche comme un arbre en fleurs avant l’aube, avant que les insectes le butinent, blanche comme l’écume que forme la vague en finissant sur une plage de sable, blanche comme la lumière aveuglante du soleil.
  59. Je m’intéresse pleinement à ce qui est apparent et je me détourne ostensiblement de ce qui est caché. Chaque jour apporte sa lumière qui me dévoile le réel d’une autre façon. M’ouvrir à ce qui est apparent, détourner ma curiosité de ce qui est caché, observer la grâce de ce qui m’est donné à voir me comblent.
  60. Parfois la crainte de me répéter fait obstacle dans ma recherche d’une pensée dansée : c’est la crainte qu’un même état mental, qu’une même observation donne lieu à une formulation répétée. Et pourtant je sais que je ne tourne pas en boucle si je l’assume pleinement : la répétition revendiquée et consciente de son geste creuse l’ornière d’un même chemin sous des auspices nouveaux.
  61. La formulation de ma pensée dansée commence par un premier mot qui est le germe de son aboutissement. Celui-ci sera atteint lorsque j’aurai accompli le geste initial. Je trouve le chemin entre ce germe et cet accomplissement à tâtons, mot pour mot, orienté par les mots précédents et poussé par le ressort de mon intention, mû par le mécanisme de ma langue selon l’anatomie de la grammaire et les tissus du lexique.
  62. La danse donne à voir et s’ouvre à l’espace qui l’accueille. Dans mon interaction avec mes partenaires, je perçois la tension entre l’intensité de l’intimité qui se tisse et l’adresse de notre danse à l’espace, entre un microcosme effondré et un macrocosme exalté. Je la résous en un tourbillon qui rend le privé public.
  63. La danse donne à voir. En m’offrant au regard des spectateur·rices, j’offre le temps de la contemplation et la liberté de me dévisager tel que je suis, posé sur scène et reposant en moi, hors du registre de l’interaction sociale, dans l’abstraction du corps et de l’écrin que je lui donne.
  64. L’élaboration de ma pensée est une danse intérieure qui m’installe dans un temps dédié et compact. Elle est à la fors tournée vers l’intimité de mon rapport au monde et vers l’extériorité du geste qui dépose mes mots sur la feuille. Dans ce temps d’élaboration, je suis tout entier la pensée qui cherche son expression.
  65. Ai-je raison, lorsque je me creuse la tête pour en extraire une pensée, de me détourner de mes doutes et de mes hésitations pour privilégier les certitudes et les points d’ancrage de l’océan de mes réflexions ? J’ai besoin de m’accrocher aux concrétions du récif de mes représentations pour sonder les barrières de l’inconnu par le langage.
  66. Je songe encore aux barrières de corail, à la fois accrochées à leur substrat avec la modestie des végétaux et ondoyantes au gré des courants, grouillantes de vie. Elles forment des écosystèmes qui n’ont pas été pensés, orchestrés : elles se sont créées comme manifestation du miracle de la vie.
  67. J’aime à penser que ma condition d’être réflexif en mouvement, qui me donne la possibilité de m’écarter temporairement de moi-même et d’ajuster mon lieu, me permet autant qu’aux plantes de reconnaitre le terreau qui accueillera ma croissance et ma floraison et de former avec lui une unité que j’enrichis de ma singularité.
  68. J’oppose deux démarches pour penser une chose : l’une creuse le principe, l’essence de la chose pour révéler comment elle donne lieu à toute la richesse de ses réalisations ; l’autre considère ses réalisations comme une totalité et en élabore une classification selon des traits pour révéler la chose dans la richesse des combinaisons de ces traits.
  69. J’adresse cette pensée à mes genoux, qui sont plus loin de ma tête que mes pieds en termes de sensations. Lorsque je suis debout, ils plient peu et transmettent allègrement mon poids à la terre dans de petites chutes et de petits redressements. Lorsque je descends à terre, mes muscles les soutiennent pour les guider dans la négociation de mon poids. Lorsque je suis au sol, ils peuvent déployer toute leur amplitude pour une danse des mollets libérée du poids de mon corps.
  70. Je danse la pensée comme un tourbillon qui soulève la poussière et la fait étinceler sous les feux de la syntaxe. Avant, elle git sur le plancher de ma conscience, Après, elle se souvient du souffle qui l’a fait tournoyer et se repait du spectacle qu’elle continue d’offrir depuis son écrin électronique.
  71. Voici une pensée gratuite, dénuée de toute intention, comme une danse des mots qui se complait à sautiller de syllabe à syllabe sans bien savoir comment tourner sa phrase pour rester en suspension le temps de remplir les deux lignes de mon cahier pour retomber à point nommé.
  72. Qu’est-ce qui fait que les choses changent ? Elles changent déjà dans la manière dont je persiste, et le changement est l’envers de la persistance; persister modifie mon environnement comme une affirmation; je constate que je change par rapport à mon environnement qui persiste.
  73. Penser pose un artifice dans le monde des phénomènes : sa charpente est apparente et elle vise le monde par l’épaisseur et la densité des mots. Une pensée étaye le manière de vivre le monde plus qu’elle ne l’explique; elle l’enrichit en résonnant avec lui.
  74. Qu’est-ce que faire connaissance ? Une personne jusqu’ici inconnue ne m’est dorénavant plus inconnue. Dorénavant, elle sera différente de toutes les autres parce que j’ai pris son empreinte. Je garder cette empreinte en moi avec une persistance qui touche à mon identité. J’en deviens moi-même une autre personne.
  75. Je danse mon corps tout en le pensant : j’en fais l’expérience dans une foison de sensations; j’y réfléchis avec des concepts pour faire sens de ce qui m’arrive. Lorsque les concepts évoluent, je pense autrement la foison des sensations et je danse autrement mon corps.
  76. Quel est l’écho qui persiste en moi des choses qui m’ont fait résonner ? Avec quelle précision puis-je rendre l’éclat d’une expérience vécue ? Comme l’écho acoustique, cela dépend de la paroi qui fait office de membrane, de la tête de lecture qui rend le son qu’elle a enregistré.
  77. Je danse ma pensée, mais je ne pense pas ma danse. Je laisse la parole se détendre. Plutôt que de faire sens du monde en formant des mots et en les agençant, je laisse le monde m’ensemencer par mes sens. Je laisse mes gestes fleurir et ensemencer l’espace intérieur et l’espace que je partage avec les autres.
  78. Danser la pensée, c’est d’abord faire de ma danse l’expression de mon sensorium. Elle réplique dans ses plus petits mouvements le monde dans lequel je suis plongé. J’essaye de faire affleurer ma pensée de cette danse.
  79. Lorsque je partage un espace avec d’autres dans la danse, j’éprouve le bonheur intense de la communauté et de la constellation que nous formons. Cette danse confirme à la fois les amitiés qui fondent mes rapports avec les autres et notre humanité partagée ; elle exprime à la fois un principe de vie et la détermination des trajectoires célestes.
  80. Comment la danse pense-t-elle ? Que vise-t-elle ? Que traduit-elle ? D’où tire-t-elle sa cohérence ? D’où tire-t-elle sa liberté ? Ma danse se révèle à moi dans une irréductible étrangeté.
  81. Mon chemin se trace avec la mémoire de tous les chemins que j’ai parcourus et trace aussi le souvenir futur de son accomplissement. J’observe que mon parcours est riche, épais de toutes les variantes insensibles et de toutes les bifurcations nettes qu’il contient en puissance.
  82. La chorégraphie fait de moi une pièce d’un grand mécanisme, une roue dentée entrainée par d’autres roues dentées et qui en entraine d’autres à son tour. Je participe à l’affirmation du mécanisme tout entier parce que chaque pièce est nécessaire à son fonctionnement. Ma contribution rayonne de la joie de notre engrenage.
  83. Je contemple le monde comme une grande scène de théâtre avec une pluralité d’actions, dans une pluralité de lieux, selon une pluralité des temps. Chaque action s’inscrit dans une intrigue qui s’entrelace avec les autres intrigues dans un ballet incessant. En mettant le corps au centre de l’action, la danse suspend les intrigues et permet d’en observer et magnifier les moteurs ; elle pose et repose.
  84. L’écriture de la danse crée une chose qui persiste dans le flux des changements. Cette chose se présente à moi avec son identité. Mon interprétation de la danse lui prête vie et fait fonctionner ses organes : sa peau, ses poumons, son cœur, son foie, sa bouche, son ventre, son sexe, son nez, son squelette, ses muscles, ses artères et veines, son système lymphatique.
  85. Le contact corporel me renvoie à la sécurité qu’offre le havre formé par la paume des mains, par l’intérieur des avant-bras, par le creux des clavicules. J’y atterris, je m’y arrime ; son souvenir perdure dans sa puissance.
  86. Lorsque je repasse par un chemin que j’ai délaissé, ma mémoire cherche à recoller mon souvenir avec cette nouvelle expérience vécue. Parfois les deux se recouvrent et je reconnais le chemin ; souvent je marche dans la perplexité d’une discordance qui peine à faire le point.
  87. De quel abri l’art a-t-il besoin pour se déployer ? Il lui faut un lieu et une temporalité ; il lui faut une jonction avec la vie quotidienne, un tremplin duquel se lancer pour en suspendre le cours. J’appelle ces artifices de mes vœux et je veux susciter les miroirs qui traversés modifient la vie en art.
  88. J’observe l’assurance que ma compagnie donne à mon neveu, dix-huit mois. Il arpente la place pas à pas, s’arrête devant un groupe de jeunes qui cessent aussitôt de se haranguer, fait demi-tour. Sa marche majestueuse le guide à travers ce monde qu’il remplit et vide à la fois.
  89. Je danse dans mes rapprochements et mes éloignements, dans ma recherche de proximité et de distance. Je danse dans le silence à partir duquel je rencontre l’autre et en faisant surgir mes paroles de mon état présent. Je danse dans l’espoir d’y toucher à une forme de grâce.
  90. L’œuvre d’art pose son cadre pour s’incruster dans le quotidien. Il peut être concret comme l’encadrement d’une peinture; il peut être poreux comme un chant qui s’élève, vers lequel on tend l’oreille, qui détend notre affairement et installe l’écoute.
  91. Je m’émancipe du lieu que j’occupe et du moment que j’investis par le mouvement que je crée : c’est lui qui habite ce lieu et qui traverse ce moment. Je leur donne forme par ma danse.
  92. Ma pensée a besoin de s’articuler dans le langage lui-même, d’introduire les éléments qui la constituent à l’intérieur du langage et dans le partage avec mes interlocuteur·rices. C’est alors que je la mets en mouvement et qu’elle nous transporte.
  93. Quelle place ma danse accorde-t-elle à mon ignorance ? J’ignore encore tout ce que je vais découvrir; j’ignore encore tout ce qui advient; j’ignore les moteurs du changement. Ma danse s’apprête pour accueillir la connaissance qui s’ouvre à elle et je me déplace dans mon ignorance au gré de ses mises à jour.
  94. La scène est un lieu où je me révèle. J’offre ma sincérité au regard des autres. Je prends la responsabilité de ma présence. Être sur scène, c’est me présenter tel que je suis et assumer pleinement le dispositif que je propose.
  95. Ma pensée danse lorsque mon corps investit l’espace et que mon public installe l’urgence. Je pars de mon adresse au public. Je me concentre sur mon propos. Je le présente dans son entièreté. Je le fais aboutir.
  96. Dans quelle mesure la danse exprime-t-elle aussi notre connaissance des lois du mouvement ? Ma danse sait la pesanteur contre laquelle je construis mes architectures, l’adhérence du sol qui assure mes prises, l’inertie de la translation uniforme qui emporte mes marches.
  97. Danser comme penser c’est mettre une chose au monde depuis mon intériorité : je trace ma trajectoire ; je l’offre aux sens d’autrui ; dès lors, ma danse et ma pensée prennent leur envol.
  98. La nature s’adresse à moi d’abord par le temps qu’il fait. La brume matinale, le soleil timide, la chaleur compacte, la blancheur qui se cristallise en flocons de neige, le vent sec qui tourbillonne, la bruine installent un écrin lyrique toujours renouvelé à ma danse et à ma pensée.
  99. Ma pensée s’élève à partir d’un état de détachement et de rassemblement. Ses prémices sont la recherche curieuse d’une synthèse de mon état de conscience, à l’affut d’une chose qui peut se transformer en concrétion. Lorsqu’elle aboutit et répond aux règles de la syntaxe, elle peut enfin reposer en elle-même.
  100. Ma danse s’élance à partir d’une posture de relâchement et d’intégration. Elle est précédée d’un état de mouvement au repos, à l’affut des correspondances entre mon intériorité préparée et l’espace scénique qui m’entoure. Lorsqu’elle se conclut et se saisit comme l'accomplissement d'un geste, elle reste pleine de tous les gestes qui pouvaient aussi s’accomplir.