Mathématiques à la Grande Échelle
février-mars 2021
Je dédie ce texte à Nader Nouri (1976-2021).
La Grande Échelle est un lieu-dit sur le versant sud du Mont d’Or. J’y ai passé une semaine en bonne compagnie et la rédaction matinale de mes réflexions au grand air forme le germe du présent texte.
Le territoire que nous avons sillonné se situe dans un rayon de six kilomètres autour de notre chalet. La carte de l’institut géographique national en décrit le relief par des courbes de niveau et une esquisse des falaises à main levée. Pourtant mon expérience vécue du relief est d’une richesse et d’une diversité que la carte ne laisse pas soupçonner. Le regard porté sur la carte est vertical et me permet d’imaginer collines, montagnes, vallées d’en haut, alors que le regard du promeneur sur le terrain ne voit à la verticale que la terre à ses pieds ; il adopte plutôt l’horizontale par rapport à laquelle chaque élévation et chaque creux font instinctivement lever et baisser les yeux et la tête ; il se focalise tour à tour sur le proche, la continuation de la trajectoire de la promenade, et sur le lointain, les alentours ; il est porté comme le rayon lumineux émis par un phare ambulant. C’est une expérience plastique, sensuelle, qui peut renvoyer aux formes arrondies du corps humain par son hospitalité comme aux émotions les plus vives d’inquiétude et d’effroi par ses à-pics.
Le souvenir du relief est composé de la multiplicité des points de vue et traversées vécues ; plutôt que de tendre vers une unité, il garde la trace des diverses manières de l’entreprendre et de passer d’un versant à un autre, de combe à plateau. Lorsque je pénètre le même relief d’une manière jusque là inconnue, une vive et brève sensation d’étrangeté accompagne la mise à jour de ma cartographie intérieure.
Le territoire de la Grande Échelle est habité en premier lieu par l’arbre, parfois isolé, parfois en ilot de quelques individus, parfois constitué en forêt. Il est planté en terre par son tronc, par lequel le conifère s’élance souvent à la verticale vers le ciel tout en envoyant des branches radiales ; le feuillu monte en se fourchant successivement en branches, l’une majeure, l’autre mineure, toutes deux un peu inclinées par rapport à la direction initiale. Les embranchements successifs mènent jusqu’à ses extrémités et établissent un rapport singulier à l’espace, une silhouette, un volume, un geste caractéristiques.
L’arbre, tout comme les pierres, est lui-même habité par le lichen et la mousse, qui entretiennent un autre rapport à l’espace : ils font tache. Le lichen surprend par la précision de son dessin et de son coloris à la gamme rigoureuse ; la mousse happe le regard par la régularité de sa structure et se révèle comme une forêt miniature de répliques gracieuses d’une humidité viride dont parfois s’élance une tige vigoureuse.
Ce territoire se manifeste encore tout entier par les sons et les odeurs qu’il engendre : l’acoustique feutrée des flocons de neige, la grandiose symphonie du ruissèlement de la fonte des neiges qui humecte chaque recoin, les orgues du vent pris dans les pipes des branches : elles sont nulle part et partout à la fois et portent la parole et la fragrance de la montagne. Enfin, il accueille les nuages, qui un matin arrivent en une longue procession à travers les vallées et lèchent les arbres et les prairies avant de menacer de nous envelopper d’un brouillard épais ; il accueille les masses d’air, chaud ou froid selon leur provenance, qui un matin frisquet habillent chaque élément de la flore de la robe étincelante, cristalline, duveteuse du givre.
Ce territoire aussi vit au rythme du soleil dont les premiers rayons rosissent progressivement les cimes des arbres à l’ouest et dont les adieux se prolongent par les dégradés de rouge flamboyant du ciel, au rythme de la lune, nouvelle puis serpe ou berceau, compagne de la nuit, au rythme du ciel constellé.
Où sont les mathématiques à la Grande Échelle ? Se révèlent-elles seulement à l’aide d’une chambre noire, comme projections de la lumière rentrée par un petit trou et à déchiffrer sur un écran ? Comment les mathématiques viennent-elles au promeneur du Mont d’Or ? Gageons que le désir de connaitre est déjà enraciné dans son cœur et que l’inspiration et l’expiration de ses poumons est accompagnée de l’intuition de l’unité du souffle et de la multiplicité des alvéoles pulmonaires qui accueillent l’oxygène et rendent le gaz carbonique, que la proprioception de la cage thoracique qui gonfle et se dégonfle itérativement lui procure la conscience d’un volume vivant. Faut-il pour autant conclure à la synthèse à priori des formes de l’espace et du temps ? voire évoquer un ressouvenir de la géométrie et de l’arithmétique ? Le présent texte a-t-il un autre effet que d’insuffler un peu de vie dans une structure figée de toute éternité, à la raideur cadavérique ? Enfin, le promeneur doit-il, pour accéder à la pensée mathématique, lever la tête, constater la révolution des corps célestes et l’indifférence du cosmos aux contingences humaines, concevoir des objets pour cette science qui soient à l’image du vide interstellaire et du chaos originel ?
Les mathématiques se disent-elles selon le mode de l’accompli, les mathématiques elles-mêmes sont-elles d’emblée accomplies, la frontière entre le vrai et le faux est-elle ciselée avec une précision infinie, dont seule notre exploration est en devenir ? La nature se révèle-t-elle comme l’approximation d’une formule qui la précède dont il suffit de défalquer la tare ? Comment convient-il d’envisager l’enivrante simplicité d’une formule mathématique vis-à-vis de la diversité de ses manifestations, dont elle est au mieux un bilan ? Comment convient-il d’accueillir l’accomplissement d’une classification : comme un achèvement ou plutôt comme la révélation de l’unité d’un concept dans une diversité maitrisée et par là d’une tension vivante ?
Mes promenades autour de la Grande Échelle m’ont fait deviner l’étymologie du mot nature qui est la forme latine du mot grec φύσις : ce qui est naissant, ce qui advient et devient, en somme l’inaccompli. La nature se manifeste ainsi par la joie curieuse du pas porté de la marche ; elle a l’intelligence de la géométrie interne du corps, jambe gauche lancée en extension pendant que la jambe droite prend appui, que sa cheville, son genou et la hanche fléchissent légèrement, que le bras droit, lui aussi lancé en extension, emporte l’épaule droite et tout le torse dans une combinaison subtile de rotation et d’inclinaison qui mérite un nom propre, l’osculation, que le bras gauche s’attarde et qu’enfin la tête poursuit sa navigation altière ; la marche emploie les jambes comme deux rayons alternatifs d’une roue imaginaire ; elle a l’intelligence de la géométrie externe du relief et est à la fois une lecture et une écriture de la croute terrestre qui intègre le proche et le lointain, qui ravive l’écheveau des traversées passées du territoire, présentes sur le terrain par les sentiers et les traces, présentes aussi dans la mémoire et qui ensemble impriment un ballet collectif.
La marche est un phénomène itératif, régulier, réalisation de pas portés selon une règle, succession de petits mouvements qui chacun ont leur durée propre et sont renouvelés sans l’appréhension ni la compromission du mouvement suivant. Cette règle qui informe le corps produit sa pulsation : elle le tend lors de la réception du pas et résout cette tension dans le jeté de la jambe ; le corps tout entier coopère dans la joie à sa mise en œuvre. Les pas successifs forment ensemble avec la respiration une métrique au delà de laquelle se vit la vérité de la marche : une trame, une toile incarnées qui permettent d’arpenter librement le relief dans une danse improvisée et en apparence chaotique. Dans cette navigation, je suis le timonier du temps qui passe et chacun de mes pas porte une intention créatrice et curieuse, développe le germe d’un mouvement linéaire et continu tout en concevant la possibilité des ruptures : glisser, trébucher, s’émerveiller, passer la main à d’autres processus.
La marche est un sorite en ce que chaque pas est la conséquence du précédent et la condition du suivant. Son mouvement qui porte constamment vers l’avant par des ajustements minuscules du corps entier résonne avec la manière dont une futaie collabore à faire chanter le vent à travers ses branches, avec la percolation de l’eau à travers la montagne.
La cristallisation du givre, la formation des flocons de neige, des embranchements d’un arbre, des taches de lichen et de mousse diffèrent par leur caractère cumulatif de la temporalité séquentielle de la marche : elles relèvent plutôt d’un tissage. Il s’agit de phénomènes de genèse et de croissance des formes dans lesquels la nature se montre éprise de géométrie. Ils procèdent selon une règle, que j’entends ici comme un amour de la vie, comme un plaisir de chaque molécule, de chaque cellule à rechercher et à rejoindre sa juste place. Ce désir de l’endroit juste replace la règle elle-même dans une disposition de tâtonnement et d’hésitation comme nous en usons pour poser notre pied. Cette hésitation est le principe de la précision qui produit les myriades de formes toutes parfaites des arbres, des flocons de neige, de nos phénotypes. Leur variété peut donner lieu à des classifications, mais celles-ci sont ouvertes, projetées vers l’inconnu et l’avenir.
Cette disposition de corps et d’esprit s’étend jusqu’au vécu de la voute céleste, sur laquelle nous imaginons volontiers les étoiles rejoindre leur place juste pour former des constellations, la voie lactée acquérir sa blancheur laiteuse par un processus d’une infinie lenteur, alors que nous sommes bien au courant de leur indifférence à notre égard et du caractère fortuit de notre perspective sur l’univers. Pourtant, notre expérience de la corruption de la croute terrestre se poursuit dans le ciel comme lieu d’évènements aussi erratiques que les météorites, les étoiles filantes, les comètes, les taches solaires et les novas. Le persistant et le transitoire ne sont pas simplement immuable et éphémère.
Le Mont d’Or révèle la superposition de multiples échelles temporelles dont l’être humain que je suis n’en incarne qu’une particulière, et j’ai bien du mal à appréhender celle de la goutte d’eau, du vent, de la mousse, de l’arbre, de la montagne, du ciel. Chacune produit son émotion propre et ma vie aussi est une célébration du temps qui passe jusque dans la nostalgie et la présence des différents âges en moi : nourrisson, enfant, adolescent, adulte. La vie elle-même nous transforme tout entiers, par notre métabolisme, par notre accueil curieux du neuf dans le tâtonnement et l’hésitation. Le cinéma du réel et la musique du monde se distinguent ainsi intimement de la vision à l’écran et de l’écoute au casque comme de laboratoires d’émotions artificielles.
Le langage lui-même est un obstacle à la manifestation claire et ingénue de la nature en introduisant l’industrieuse activité humaine, la complexité des rapports humains, les besoins humains de réciprocité, de communication et d’ordre qui mitigent le registre terrestre des émotions et le souffle créateur avec la gestion de la frustration, de la rancœur, de la volonté imposée.
C’est dire le besoin de la nature, du plein air, du contact de l’écorce d’arbre comme siège et comme divan de notre rapport au monde, qu’à son instar nous projetions nos extrémités au devant de notre chemin, qu’à son instar notre respiration abolisse la séparation entre un dedans et un dehors en la sensation de frémir et de palpiter à leur interface. Être ainsi en vie produit une unité, une vérité du chemin qui n’est pas celle de sa destination, mais celle d’une négation de notre dispersion en atomes, de la séparation entre être connaissant et connaissance.
Les mathématiques participent à la célébration de l’être et du divers dans son unité. Le désir de connaitre, dans la friction avec l’épaisseur de l’être, imagine des icônes, des symboles, des signes par imitation, prospection et poésie : il emprunte ainsi la voie oblique de la vraisemblance. La formule mathématique y apparait comme la matière vivante de la pensée, comme le support d’une recherche ouverte portée sur la forme de notre connaissance, comme un geste perçu, expériencé, réfléchi, répété, hardi, intrépide, affirmatif et hésitant, comme un regard qui saisit la vie dans l’éclatement d’un bourgeon.
Stefan Neuwirth.