Le présent post-scriptum est une invitation à baliser quelques sentiers des « Mathématiques à la Grande Échelle » de références à quelques auteurs. J’y rendais compte de mon vécu mathématique du Mont d’Or qui partait d’emblée de questions sur la représentation de la nature : peut-on la décrire mathématiquement, à la manière dont une carte décrit un paysage ; ou dont une équation chimique décrit une réaction chimique ; ou dont une classification décrit un règne biologique ; ou dont une simulation décrit un phénomène?
L’observation de la nature m’a d’abord révélé des processus de croissance qui chacun engendrent des formes spécifiques : des arborescences, des taches, des cristaux (voir Thompson). Elle m’a aussi révélé des processus transitoires, cycliques, fluides, sonores : des résonances, des vibrations, des percolations. La nature vit à des échelles multiples : celles qui permettent l’échange, l’assimilation, le métabolisme, la turbulence. Je fais le parallèle avec l’échelle des synapses, dont l’ordre est inaccessible à la raison, avec leur besoin de sommeil et de méditation pour leur bon fonctionnement. Je refuse le parallélisme avec le code binaire des circuits électroniques (voir Dreyfus).
Or qu’offrent les mathématiques? d’abord le nombre, « la première préoccupation des mathématiques » (Bishop), qui semble à l’opposé de la turbulence. Le nombre est saisi par les mathématiques selon un mouvement dialectique qui oppose l’un et le multiple (Keller). Les mathématiques majoritaires aspirent à se fonder sur un concept qui semble plus élémentaire encore, celui d’ensemble (ou de « système », voir Dedekind) ; le mathématicien qui a largement diffusé la théorie des ensembles, Hausdorff, est aussi, sous le pseudonyme littéraire de Mongré, le chantre de l’indifférence cosmique et du chaos (voir Mehrtens). En faisant de l’ensemble le fondement, on fait bel et bien le choix d’un concept déstructuré et inerte.
Puis les mathématiques offrent la règle. Elles peuvent pour ceci s’inspirer du ciel et de ses éphémérides qui sont autant d’horloges, de repères du temps externe. Elles peuvent aussi s’appuyer sur la conscience intime du temps (Husserl, voir aussi Apéry), qui par la mémoire donne lieu à la « deux-ité » (Brouwer) et ainsi à la répétition : j’y rattache la pulsation, le rythme, les sorites, la récurrence.
Les mathématiques offrent aussi les formes géométriques, les volumes pleins et continus, que la pensée saisit selon un mouvement dialectique qui l’oppose au décomposable, au discret, à l’atome. Cette opposition est déjà l’objet de la « voie de la vérité » du poème de Parménide, écrit il y a 2500 ans ; il assigne aux sciences pour but non pas la vérité mais la vraisemblance.
Enfin, elles offrent des formules, des diagrammes, un langage. J’y décèle un geste explicité par Philolaos (voir Brunschvicg) et théorisé par Peirce (voir Wallet et Neuwirth). J’y observe le pouvoir de la grammaire comme l’usage de l’aspect accompli dans les Éléments d’Euclide (voir Acerbi). Je suis aussi sensible à l’aversion de Brouwer pour le langage comme instrument de soumission (voir Mehrtens).
Les philosophes se penchent sur les mathématiques depuis l’antiquité grecque, et chaque école a proposé son explication du rapport des mathématiques à la nature. Platon, avec son allégorie de la caverne dans le livre VII de La République, considère que la nature sont des ombres projetées des idées, qui ont leur monde propre. Proclus conçoit les mathématiques comme une réminiscence (voir D’Andrès). Aristote, dans le livre M chapitre 3 de la La Métaphysique, décrit le processus d’abstraction qui va de la nature aux mathématiques ; Galilée y revient dans la deuxième journée du Dialogue sur les deux grands systèmes du monde.
Cependant, comme Lombardi et Quitté, je privilégie la vérité du chemin dont Marx se fait le champion. La vérité mathématique n’est pas antérieure au chemin, et avant d’avoir répondu à une question cela n’a pas de sens de supposer qu’elle admet une réponse positive ou négative, comme le laisse pourtant croire la loi du tiers exclu. Je ne me lasse pas de m’interroger sur le lieu et la signification de l’acte mathématique, de répéter que la réponse négative au problème de la décision par Church et Turing montre qu’il transcende toute forme de calcul.
Je m’intéresse aux recherches actuelles sur la cognition incarnée (« embodied cognition », voir Lakoff et Núñez et Núñez) et sur les ancrages matériels (Hutchins), au corps comme lieu de toutes nos perceptions et de notre affectivité, tant dirigée vers l’extérieur que contre l’intérieur. Les mathématiques mettent en rapport la géométrie interne des articulations et des tissus de notre corps avec la géométrie externe de l’espace, et je vois la danse comme une exploration de ce rapport ; la marche dans la nature révèle combien il s’agit d’un processus vivant aux répercussions cognitives profondes (voir Kubelka ; l’image des jambes comme deux rayons alternatifs d’une roue imaginaire est empruntée à Góralski). La pratique de l’axis-syllabus (voir Faust, auquel le definiens de l’osculation est dû) me l’a appris.
Je soutiens que l’expérience vécue est à la base des mathématiques ; la vie et le désir de vivre sont les moteurs des processus qui nous animent (voir Bergson) ; l’hésitation, le tâtonnement, l’improvisation y ont pleinement leur place (je pense ici spontanément à la mouche qui cherche sa juste place sur un croisillon de fenêtre sous le regard de la caméra dans un film de Cuny, à la mouche sur le visage de Renée Falconetti dans un film de Dreyer). Brouwer et Weyl l’ont bien compris en proposant les suites de choix, le libre devenir, le sujet créateur comme objets fondamentaux des mathématiques. Si les mathématiques majoritaires continuent de leur nier une existence, ceux-ci reviennent au galop dans les recherches les plus récentes en géométrie algébrique et différentielle avec les concepts de germe, de faisceau, de schéma, de topos comme moyens de décrire une connaissance en devenir.
Acerbi, Fabio. The logical syntax of Greek mathematics. Cham : Springer, 2021. Version préliminaire italienne : La sintassi logica della matematica greca, 2011, http://hal.archives-ouvertes.fr/hal-00727063.
Apéry, Roger. « Mathématique constructive ». Dans F. Guénard et G. Lelièvre (rédacteurs), Penser les mathématiques : séminaire de philosophie et mathématiques de l’École normale supérieure (J. Dieudonné, M. Loi, R. Thom), pages 58-72. Paris : Éditions du Seuil, 1982. Réédité dans Repères IREM 107, pages 56-66, https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01522168.
Aristote. La métaphysique. Paris : Vrin, 1953. Nouvelle édition entièrement refondue, avec commentaire, par Jules Tricot. Deux tomes.
Bergson, Henri. L’évolution créatrice. Paris : Félix Alcan, 1907. http://n2t.net/ark:/12148/bpt6k991406s.
Bishop, Errett. Foundations of constructive analysis, chapitre 1, « A constructivist manifesto ». New York : McGraw-Hill, 1967.
Brisson, Luc (rédacteur). Platon : Œuvres complètes. Flammarion, 2008.
Brouwer, L. E. J. « Consciousness, philosophy, and mathematics ». Dans E. W. Beth, H. J. Pos et J. H. A. Hollak (rédacteurs), Actes du Xme congrès international de philosophie (Amsterdam, 11-18 août 1948), tome 2, pages 1235-1249. Amsterdam : North-Holland, 1949.
Brunschvicg, Léon. Les étapes de la philosophie mathématique, chapitre III, « L’arithmétisme des pythagoriciens », pages 33-42. Paris : Félix Alcan, 1912. http://n2t.net/ark:/13960/t3fx8465r.
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D’Andrès, Nicolas. « Sur le nom de mathématique : apprendre par un autre et découvrir par soi-même chez Jamblique (De communi mathematica scientia, chap. 11) et Proclus (In Euclidem, Prologue I, chap. 15) ». Dans Alain Lernould (rédacteur), Études sur le commentaire de Proclus au premier livre des Éléments d’Euclide, pages 89-109. Villeneuve d’Ascq : Septentrion, 2010.
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Dreyer, Carl Theodor. « La passion de Jeanne d’Arc ». Film, 1927.
Dreyfus, Hubert L. What computers can’t do: a critique of artificial reason. New York : Harper & Row, 1972. Traduction par Rose-Marie Vassallo-Villaneau et Daniel Andler : Intelligence artificielle : mythes et limites, Paris : Flammarion, 1984.
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Mehrtens, Herbert. Moderne – Sprache – Mathematik: eine Geschichte des Streits um die Grundlagen der Disziplin und des Subjekts formaler Systeme. Frankfurt am Main : Suhrkamp, 1990.
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